dimanche 13 février 2011

Les scènes coupées : suite.

Dans sa première version, Une ombre plus noire que la nuit commençait de manière bien plus lente, descriptive, centrée sur l'enfance de Soren. Voici à quoi ressemblaient les premières lignes :

Pas un bruit, pas même un souffle d’air, ne venait troubler le sommeil de plomb jeté sur la nature par la caresse d’un soleil trop généreux. L’astre diurne, tel un amant indélicat, écrasait de tout son poids sa maîtresse laquelle, soumise, éreintée, sans forces, s’abandonnait à son étreinte.
Des ondulations de chaleur papillotaient mollement à l’horizon, s’efforçant en vain de donner l’illusion d’un mouvement dans ce paysage amorphe.
Dans d’autres circonstances, on aurait pu, à l’instar des anciennes ballades, s’extasier devant le saisissant contraste né de la rencontre de la sombre masse des montagnes et des coulées d’or blond des champs de blé… mais, là, plongé dans ce four immobile, le spectateur éventuel n’en aurait pas eu la force. Tout juste aurait-il pu trouver l’ensemble un peu fade, éteint, et déplorer que l’ombre des montagnes fut si lointaine.
Les insectes eux-mêmes avaient cessé leur irritant ballet, vaincus à leur tour par l’insupportable langueur. Même les infatigables Taï-taï ou « araignées-sauterelles » étaient rivées au sol, tant le moindre effort se muait en prouesse de légende : elles pendaient mollement au bout de leur filin, résignées, semblait-il, dans l’espoir de températures plus clémentes.
Pourtant, quelque chose bougeait dans la plaine.
Des formes indistinctes, ramassées, torturées par les vagues de chaleur qui déformaient la vue.
Des silhouettes noires et compactes, voûtées, à la limite de la fixité.
L’œil saisissait pourtant les signes ténus d’un déplacement, si léger fut-il. On eut dit qu’un simulacre de vie était entré en quelque végétal rabougri : la créature biscornue et maladroite qui en résultait se mouvait gauchement, écrasée par le sentiment de son anormalité, la tête lourde d’un fardeau connu d’elle seule.
Là, dans les plaines septentrionales bordant la chaîne de montagne dite des Ossements de la Terre, il n’y avait que les paysans pour oser braver la canicule accablante qui, comme chaque été, s’abattait sur cette région d’Aeviris. D’une certaine façon, cette audace n’en était pas vraiment une : si eux seuls parmi tous les êtres de la création ne montraient aucune forme de prudence, c’était peut-être surtout parce qu’ils étaient les seuls à n’avoir pas le choix.
« Le blé n’a pas d’humeurs », entendait-on souvent dans les veillées durant lesquelles quelques jeunes trublions s’efforçaient d’obtenir un passe-droit pour les moissons prochaines, sous-entendant ainsi que lui (le blé) serait au rendez-vous, quoi qu’il advienne, et qu’il leur faudrait bien y être aussi.
Le travail de la terre est chose ingrate car les champs ne comptent pas les heures : un travail est fini ou il ne l’est pas, c’est la seule règle à savoir. Celui qui ne sème ou ne récolte pas à temps est un mort en sursis.
Ces phrases (et bien d’autres encore), Soren les avait toutes entendues au moins une fois, bien que, du haut de ses six ans, il n’en comprît pas véritablement le sens. Malgré son très jeune âge, Soren assistait déjà ses parents, dans la mesure de ses moyens : en regroupant en gerbe les épis qui avaient échappé aux adultes, en déplaçant les menus outils, etc.
Son âme avait encore la fraîcheur des jeunes années, aussi trouvait-il quelque plaisir à l’aide qu’il leur apportait : tout est nouveau dans les yeux d’un enfant.
Et c’était bien la dernière parcelle de fraîcheur qui se pouvait trouver en ce mois de Sommital de l’an 722 Ap.f.A : de mémoire d’homme, on avait rarement vu un Sacre aussi caniculaire[1].
Son père, se massant les reins après s’être redressé, le regarda passer, chargé d’un fardeau bien lourd pour lui : les yeux pleins de fierté, il se dit une fois encore que son fils serait un être d’exception.


[1] Les noms des mois et des saisons étaient calqués sur les cycles de la légende de Wudong Chen : consulter les Annexes en fin de volume pour de plus amples informations.

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